Réquisitoire contre André Balland

 

 

4 novembre 1982

 

 

 

Françaises, Français,

Belges, Belges,

Super-Charlottes, super-Chariots,

Monsieur le Massif central au sommet dégarni par la violence du vent de l'histoire,

Maître ou ne pas mettre,

Mesdames et messieurs les jurés,

Public chéri, mon amour.

 

« Querellus editoriam, ça va comm'sum. »

« Cessons de chercher querelle à l'éditeur», disait déjà Pline l'Ancien il y a près de deux mille ans. Rarement, au cours de l'histoire du monde, une profession aura été autant controversée que celle d'éditeur. Aujourd'hui encore, on accuse les éditeurs d'exploiter les auteurs. Dieu merci, ce n'est pas l'avis de tous. A la question : « Les éditeurs sont-ils un mal nécessaire? »  100 % des maquereaux de Pigalle interrogés répondent : « Oui, bien sûr. Si y a personne pour les pousser au cul, les livres, y restent dans la rue au lieu de monter dans les étages. »

« Opinus dixit Tontonem » : j'approuve sans réserve ce que dit mon oncle, dit Pline le Jeune, qui n'était pas le fils mais le neveu de Pline l'Ancien.

Qui était Pline l'Ancien? Qui était Pline le Jeune? Voilà une question d'actualité. Au reste il n'y a pas à s'y tromper : c'est un problème qui préoccupe réellement les jeunes, comme le prouve à l'évidence l'anecdote édifiante que je garde fraîche en mémoire et que je brûle de vous narrer ici, chers socialo-Bretéchertes et socialo-Charlots. Dimanche dernier, je revenais de l'église Saint-Honoré-d'Eylau, confortablement installé dans ma somptueuse Limousine. Il faut vous dire qu'en semaine je suis confortablement installé dans une simple Paimpolaise, tandis que le dimanche, eh bien, mon Dieu, oui, je m'autorise le luxe d'une Limousine dont j'apprécie autant la beauté du châssis que la capacité du réservoir ou l'automatisme de l'allume-cigare...

Or ne voilà-t-il pas qu'au beau milieu de la place Louis-XV, que la populace s'obstine à appeler aujourd'hui « place de la Concorde », un jeune cycliste de type étudiant, ou maghrébin, c'est pareil, fonce droit sur mon automobile où je tentais de maintenir un bon petit cent vingt de moyenne tout en parcourant le bulletin paroissial du 16e arrondissement. Aujourd'hui encore, je reste persuadé que cet imbécile ne m'a même pas vu. Toujours est-il qu'il m'a cassé un phare à l'aide de sa tête, qu'il avait dure, puisque aussi bien il s'est relevé presque aussitôt. Tandis qu'il se précipitait vers moi, il me sembla opportun de détourner la conversation, qui pouvait s'avérer houleuse, vers les chemins élevés de la pensée culturelle. D'autant qu'il m'est peu souvent donné d'échanger des idées avec les jeunes, dont la promiscuité me répugne généralement autant qu'elle agace les trois bergers allemands qui défendent les fils barbelés électrifiés de ma maison.

 « Dites-moi, mon jeune ami, lancé-je à ce garçon qui secouait à présent frénétiquement la poignée de ma portière, avez-vous lu Pline l'Ancien ?

- Ah, je vais me le farcir ! Je sens que je vais me le farcir, me répondit-il.

- Ah bon ? Et Pline le Jeune ?

- Ah, je vais me le farcir ! Je sens que je vais me le farcir. »

On voit bien, mesdames et messieurs les chariots et les charlottes, à la lumière de cette historiette édifiante, combien la jeunesse de ce pays est assoiffée de culture.

A l'âge de cet adolescent, dont l'autopsie pratiquée par mon frère, le docteur Desproges, a révélé qu'il était ivre mort quand il s'est suicidé avec mon cric, à son âge, dis-je, nous avions la chance d'avoir des parents qui nous inculquaient patiemment le goût des arts et des lettres et l'amour de l'histoire des pays civilisés. Je fais évidemment allusion aux gens de mon milieu, et non pas aux parents pauvres dont on sait qu'aujourd'hui encore ils passent en lessives ou au fond de la mine le temps qu'ils négligent de consacrer aux choses de l'esprit.

Moi qui vous parle, bande de chariots, j'étais capable à 18 ans, de citer de mémoire des passages entiers des lettres de Chopin à Musset. Aujourd'hui, misère ! Demandez à un jeune homme de 18 ans ce qu'il connaît par cœur. Rien. Rien, si ce n'est l'adresse de l'Agence nationale pour l'emploi la plus proche de son domicile.

La seule évocation du courrier qu'échangèrent le Polonais mélancolique et le poète de toutes les douleurs bouleverse encore mon âme perpétuellement ballottée entre la passion romantique du siècle dernier et le désarroi tragique de ce siècle-ci. (Par exemple, j'aime beaucoup Dallas.)

J'ai justement sous les yeux le texte inédit de la lettre bouleversante et tout à fait confidentielle dans laquelle Alfred de Musset décrit à Frédéric Chopin les premiers instants de son idylle farouche avec George Sand :

 

Paris, ce 14 mars 1831.

A.M./P. [A. M. = Alfred de Musset. P désigne évidemment l'initiale de Patricia, la secrétaire de Musset.]

 

« Objet : de convoitise. »

Destinataire : Frédéric Chopin, 17, impasse Jaru-

zelski,

Varsovie.

 

Monsieur,

Suite à notre entretien du 11 courant, j'ai l'honneur de vous faire connaître par la présente l'émoi où mon cœur est plongé. Cependant la nature et l'objet des rapports qui nous lient vous et moi dans l'affaire Sand ne m'autorisent pas plus que l'obligation de réserve à laquelle nous sommes tenus d'envisager dès aujourd'hui de révéler au grand jour les éventuels développements blennorragiques de cette affaire. Veuillez agréer, monsieur, l'assurance de mes sentiments romantiques. Tu as le bonjour d'Alfred.

Plus bouleversante encore est la réponse de Chopin à Musset, en date du 31 mars, dans laquelle le compositeur raconte à son ami son entrevue sentimentale avec la même George Sand :

 

F. C./P. [P désigne l'initiale de Patricia. Musset et Chopin partageaient aussi leur secrétaire.]

 

Cher Mumu,

Pom, Pom, Pom, Pom. Dieu soit béni. J'ai tenu Aurore dans mes bras. [Aurore Dupin, bien entendu, Aurore étant le prénom à l'état civil de George Sand. Moi-même, quand je vis avec un nègre, je me fais appeler Ingrid, ça l'excite.]

Ma joie est grande, cher Alfred. Imagine la scène. Il est près de minuit. Aurore est penchée à la fenêtre sombre où l'intensité de la nuit nous serre le cœur. Son cou adorable me renvoie la lueur de la chandelle que je porte vers elle. Elle se tourne enfin. Je lui fais pouet-pouet, elle me fait pouet-pouet, et pis ça y est.

 

Qu'ajouter encore sur Pline l'Ancien et sur Pline le Jeune que l'on ne sache déjà? Que le premier était naturaliste et que le second, son neveu, périt dans la terrible éruption du Vésuve qui raya de la carte Pompompéï et Janculanum? Que Pline l'Ancien était le fils de Bliroute Ier et de Nadine Zlobi, la belle esclave phénicienne à la peau de zéphyr et au regard de mistral ? On disait qu'elle avait un regard de mistral parce qu'elle avait toujours un œil vers Paris et l'autre vers Marseille.

Donc, Balland est coupable.

Non, je n'ajouterai rien. La culture, c'est comme l'amour. Il faut y aller à petits coups au début pour bien en jouir plus tard.

Au reste, « est-il vraiment indispensable d'être cultivé quand il suffit de fermer sa gueule pour briller en société ? », comme le dit judicieusement La Rochefoucauld qui ajoute : « La culture et l'intelligence, c'est comme les parachutes : Quand on n'en a pas, on s'écrase. »

 

André Baliand : Éditeur maintes fois cité dans la presse par les journalistes dont il publiait les livres.

Requisitoires du tribunal des flagrants delires
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